Par Sonia Ghezali
Trente ans après son assassinat, des milliers d'Afghanes continuent de porter le flambeau du combat de Meena Keshwar Kamal pour les droits des femmes et pour le respect des droits fondamentaux de tous les citoyens en Afghanistan. Tout au long de sa vie, la militante transmettra ses messages nombreux en faveur de l'éducation des femmes, comme voie unique de revendications de leurs droits fondamentaux.
De notre correspondante à Kaboul
Le regard franc, les cheveux sombres coupés au carré, un nez aquilin, souriante. La photo en noir en blanc est incrustée dans la stèle qui surplombe la tombe de Meena à Quetta, au Pakistan, là où la militante féministe afghane a été assassinée en 1987 par des agents du KHAD, le Khadamat-e Aetla'at-e Dawlati, les services de renseignements afghans. Elle n'a que 31 ans et paie le prix de son engagement contre les troupes russes qui ont envahi le pays, déclenchant la résistance des moudjahidines.
La jeune militante féministe, habituée aux menaces de mort, avait trouvé refuge au Pakistan, de façon intermittente, dès 1979. Son combat politique commence cependant dès sa plus tendre jeunesse, car c'est au cours de ses études dans la capitale afghane qu'elle est sensibilisée à la cause des femmes par le biais de ses enseignantes au collège puis à l'université de Kaboul.
Se servir « des traditions comme des outils de libération de la femme »
Meena fonde Rawa en 1977, le Jamiat-e-Inqalabi Zanan-e Afghanistan, L'Association révolutionnaire des femmes en Afghanistan. A cette époque, une jeune République imposée par un coup d'Etat contre le roi Zahir trois ans plus tôt est installée. Une République sur laquelle Moscou voudra garder le contrôle.
Rawa se fixe comme objectif d'œuvrer pour la démocratie et le droit de vote pour les femmes et les hommes. Elle se définit comme une organisation non religieuse, en faveur d'un gouvernement laïc, prônant une liberté religieuse pour tous. Meena voulait montrer aux femmes toutes les options qui s'offraient à elles pour fuir un quotidien marqué par leurs droits bafoués. Elle organisait ainsi des cours de littérature ouverts à toutes les femmes, urbaines et paysannes, lettrées ou analphabètes, riches ou pauvres. Toutes les femmes se donnaient rendez-vous au domicile de l'une d'entre elles, chacune arrivant dissimulée sous une burqa afin de conserver l'anonymat et de ne pas éveiller la curiosité du voisinage.
Les compagnes de route de Meena expliquent « qu'elle se servait des traditions comme des outils de libération de la femme ». Durant ces séances d'éveil politique et de sensibilisation, la militante se donnait pour mission de montrer aux femmes « qu'elles ne sont pas inférieures et qu'elles n'ont pas à obéir aux hommes, ou à un gouvernement injuste. » Ce combat politique, les militantes de Rawa le mènent au quotidien, distribuant des shabnameh, des lettres nocturnes chargées de messages dénonçant l'occupation soviétique ou, plus tard, les actions des fondamentalistes religieux, et promouvant les droits des femmes.
La discrétion, règle primordiale à Rawa
Née dans la clandestinité, Rawa, qui continue d'exister, n'est pour autant jamais sortie de l'ombre. Pour entrer en contact avec ses militantes, il faut s'armer de patience, se contenter de l'email générique indiqué sur le site internet de l'association. Après quelques échanges, le rendez-vous est donné dans un hôtel très sécurisé de Kaboul avec une jeune femme qui se présente sous le nom de Heela. Il s'agit d'un pseudonyme, explique-t-elle, par sécurité. Elle ne donnera d'ailleurs jamais son email personnel ou son numéro de téléphone. La discrétion est une règle primordiale à Rawa.
C'est cette ligne de conduite qui a permis à ses militantes, selon Heela, « de pouvoir prendre en photo ou de filmer les exactions commises sous le régime des talibans afin de les communiquer au monde entier en 1996 ». Heela a 26 ans. Ses grands-parents étaient des amis proches de Meena acquis à sa cause. Leur maison servait aux réunions clandestines. « Lorsque vous vivez dans une maison avec des personnes, des femmes qui ne sont pas reliées par le sang mais unies par une cause commune, qui agissent avec la même détermination, font face aux mêmes menaces, sans jamais renoncer, cela vous inspire », dit-elle. Assise dans un fauteuil du salon cosy de l'hôtel, elle jette un œil par-dessus son épaule, vérifie que personne n'écoute, avant de poursuivre évoquant les emprisonnements dont ont été victimes les militantes de Rawa et les hommes qui les soutenaient sous l'occupation soviétique et sous le régime taliban.
Des femmes sont tuées pour des crimes moraux
Heela évoque aussi l'isolement dont elles sont victimes encore aujourd'hui. « Les médias disent qu'il y a des progrès, dit-elle. Nous ne nions pas qu'il y a eu des changements. Mais cela ne concerne que certaines villes. Nous pouvons dire que pour 99,9% des femmes en Afghanistan, la situation n'a pas changé. » Heela poursuit : « Les provinces isolées sont contrôlées par des taliban, l'organisation Etat islamique, ou des commandants jihadistes soutenus par le gouvernement ». La jeune femme rappelle que si les femmes étaient jugées pour crimes moraux sous le régime des taliban, elles le sont encore aujourd'hui. « La plupart des détenues à la prison pour femmes de Kaboul sont emprisonnées pour crimes moraux, explique-t-elle. Certaines d'entre elles ont fui leur domicile, d'autres sont accusées d'avoir trompé leur mari, d'autres d'avoir eu des relations sexuelles hors mariage. Elles sont punies pour cela. Quelle différence avec ce que faisaient les taliban? » Des femmes sont tuées pour des crimes moraux dans les zones sous le contrôle des taliban, insiste Heela qui ajoute : « Ces meurtres sont aussi perpétrés dans des régions contrôlées par le gouvernement ».
Pour expliquer la clandestinité de nos jours de Rawa, la militante évoque les menaces de mort qui visent les membres du mouvement. Tous craignent les fondamentalistes religieux, mais pas seulement. « Nous voulons une démocratie sans concession, sans pacte avec des assassins comme ils s'en trouvent au gouvernement », insiste-t-elle, ajoutant : « C'est notre ligne de pensée et de conduite, celle que Meena nous a enseignée à toutes ».